... J'avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois peintres.
Mais je les voyais peu par suite des difficultés inhérentes à la
profession de détenu, et d'ailleurs je ne recherchais point leur
compagnie. Nous n'avions pas la même manière de comprendre et d'aimer la
peinture. Je préférais m'entretenir de ce sujet avec mon meilleur ami de
là-bas, un jeune homme auquel je m'étais attaché comme on ne peut le
faire que dans ces exceptionnelles circonstances et qui ne devait,
hélas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure : il s'appelait Jean
Gaillard.
Aussi intelligent que sensible il était avide de tout ce qui touchait
aux choses de l'esprit. Ensemble nous passions tout le temps dont nous
pouvions disposer à faire le tour des connaissances humaines, une sorte
d'inventaire de tout ce que les civilisations ont su édifier. ... Le
jour de la peinture arriva et Jean me demanda de lui faire part de ce
que je savais et pensais sur cette question.
Je commençai par lui exposer le plan de mon grand livre sur la Peinture.
Cet ouvrage (qui faute de temps a les plus grandes chances de ne jamais
paraître) propose en cette matière le point de vue d'un amateur de
mathématiques et par conséquent de fantaisie. Pour illustrer ma théorie
des « deux portes » et quelques autres thèses (dont certaines n'étaient
pas sans le scandaliser agréablement) il eût été nécessaire de les
appuyer sur des exemples nombreux, précis et tangibles. Malheureusement,
je ne pouvais lui mettre sous les yeux ni les œuvres elles-mêmes, ni
même des reproductions. Il fallut nous contenter d'un expédient : je lui
décrivis ces œuvres avec la plus grande minutie pendant les
interminables heures d'attente sur la place d'appel. Doué d'une
excellente mémoire, Jean réussit ce tour de force de se familiariser
avec quelques tableaux célèbres au point de pouvoir en parler en
meilleure connaissance de cause que tant de gens qui les ont regardés
sans les comprendre, sans les aimer, et je crois, bien souvent, sans les
voir.
C'est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux de la pensée
la Vierge au Chancelier Rolin de Van Eyck.
Je projetais comme avec une lanterne magique le sévère regard du
donateur, les lapins écrasés sous les colonnes, l'ivresse de Noé
racontée sur un chapiteau, les petites touffes d'herbe qui poussent
entre les pavés de la courette et les six marches de l'escalier qui
conduit à la terrasse, tous les détails de la circulation fluviale et de
l'agitation citadine du fond. Les tragiques diagonales entrecroisées du
Saint François recevant les stigmates de Giotto
le bouleversèrent, le tendre et délicieux
Supplice de Saint Cosme et Saint Damien de Fra Angelico
le charma. Nous fîmes de longues excursions dans
La Tentation de Saint Antoine de Jérôme Bosch
(de Lisbonne); dans
La Vierge aux Rochers de Vinci ; dans
un certain
tondo de Pérugin (il est au Louvre et
représente la Vierge entre sainte Rose, sainte Catherine et deux anges)
auquel on n'accorde pas l'attention qu'il mériterait (et surtout qu'on
ne vienne pas m'opposer la fadeur — indiscutable — des figures; le
problème est ailleurs), dans
La fuite de Sodome de Lucas de Leyde,
d'une si extraordinaire atmosphère d'apocalypse, dans
La
Mélancolie de Dürer (dont nous
reconstituâmes le carré magique en nous souvenant qu'il contient la date
de sa création : 1514); dans ce petit
Véronèse du Musée de Grenoble qui représente
l'apparition du Christ à Madeleine et qui, s'il n'est probablement pas
le plus remarquable des Véronèse existants, est, en tout cas, le plus
magique que je connaisse. (N'ayant pas encore revu ce tableau, je me
demande si la robe de Marie-Madeleine est bien réellement telle — et si
féerique — que je crois m'en souvenir).
Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux musée du
monde. Ce faisant, nous avions fini par extraire de chaque œuvre un
détail seulement, parfois deux, infiniment plus sonores, plus lourds et
plus justes, — plus vrais que la misérable réalité qui nous broyait sans
nous convaincre.
La Kermesse
de Rubens nous livra la petite jalouse du
premier plan à gauche, et aussi, à droite, ce prodigieux passage du
tumulte humain au mélancolique apaisement de la nature. Nous dérobâmes
sa grappe de raisin à la
Fécondité de Jordaens, le petit âne du
Buisson
de Ruysdael, la nappe miraculeuse des
Pélerins d'Emmaüs. Nous pénétrâmes, le
cœur battant, dans la chambre qui est à l'arrière-plan des
Ménines...
Nous réinventions chaque tableau, inquiets de dire, avec de simples
mots, ce bonheur insolent dans la couleur des
Femmes d'Alger, le
fleurissement sensuel du
Moulin de la Galette, et la préméditation de
chacune des mille touches apparentes de la
Maison du Pendu.
Il me fut relativement plus facile de ressusciter des œuvres d'un
contenu plus richement affectif comme
La Charmeuse de Serpents du
douanier Rousseau, ou
Le Fou en transes de Klee. Je crois avoir rendu
mon camarade quelque peu amoureux de cette précieuse jeune fille qui,
sur la gauche de
L'embarquement pour Cythère, nous tourne presque le dos
et engage avec une charmante décision son bras dans celui d'un jeune
gentilhomme pour l'entraîner vers la nef en partance. Je profitai de ces
rectangles que Poussin a disposés derrière son
Auto-portrait du Louvre
pour légitimer ceux (assez différents, bien sûr) de Braque et de
Mondrian.
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel
Duchamp surprit beaucoup mon ami. Il hésitait un peu devant la
description que je lui en fis et n'accepta cette œuvre étonnante que
sous le bénéfice d'un futur inventaire. Il marqua plus d'empressement à
conclure alliance avec
La Horde de Max Ernst. Il est vrai que
l'atmosphère de Dora était plus favorable à ce dernier tableau. ...
Extrait d'un article paru dans la revue Confluences (N° 10 - mars 1946) repris et publié par L'Echoppe (1999)